mercredi 13 février 2008




Le spectacle
est dans la salle



À mes trois graines de spectateur

Avec Kirikou et Karaba à l’affiche d’octobre à décembre 2007, le Casino de Paris s’est transformé en école du spectateur. Destinée au jeune public, cette comédie musicale dont Michel Ocelot a écrit le livret et Wayne McGregor réalisé la mise en scène fait salle comble à tout coup. Pour toutes nos chères têtes blondes qui ont eu la chance d’assister à l’une de ses représentations, elle constitue sans aucun doute une étape importante dans l’apprentissage de la condition de spectateur.

S’initier aux codes de la représentation théâtrale signifie avant tout faire l’expérience des limites, ce qui fait du théâtre un lieu privilégié du devenir citoyen. La frontière scène-salle suppose, entre autres, une frontière spatiale, lumineuse, sonore et spectaculaire dont il faut prendre conscience pour l’accepter et la respecter.

Adaptée au jeune public, la scénographie vise à initier une démarche contractuelle sur plusieurs plans, dès l’entrée dans la salle. Des transitions sonore et visuelle sont ainsi aménagées pour faciliter l’adoption d’une attitude spectatorielle fondée sur l’écoute et le regard. L’enregistrement d’un chant de grillons se fait entendre en provenance de la scène avant même le lever du rideau. D’abord en sourdine, à peine perceptible derrière le brouhaha provoqué par l’installation laborieuse d’un public indiscipliné, il s’amplifie progressivement jusqu’à le concurrencer puis l’absorber, marquant l’imminence de la représentation.

Côté cour, dans le prolongement du rideau de scène, un automate aux yeux globuleux balaie la salle du regard en permanence, surveillant les spectateurs dont il canalise à son tour l’attention vers le plateau. Véritable allégorie du regard, qu’il incarne de manière monstrueuse dans tous les sens du terme puisqu’il est aussi celui qui se montre en train de regarder les regardants, il opère un retour didactique à l’étymologie du mot « spectateur ». À la limite de la scène et de la salle, le robot a une fonction ambivalente, à la fois acteur de la comédie dans laquelle il joue le rôle de la vigie de la sorcière Karaba, et spectateur, tant des autres personnages qu’il épie, s’identifiant alors au public, que du public lui-même dont il se met simultanément et paradoxalement à distance. La mise en scène de l’automate aux yeux rouges n’est autre qu’une mise en abyme de la relation spectaculaire que les jeunes spectateurs doivent apprendre à gérer.

La frontière spatiale est quant à elle balisée par le parcours musical des acteurs qui sortent de scène pour réapparaître au fond de la salle, par l’entrée réservée au public, descendent l’allée centrale au rythme de leurs djembés, s’alignent devant l’aire de jeu dont ils soulignent le contour avant d’y reprendre place. Bien que limitée dans le temps, la proximité directe avec les comédiens permet de diminuer la frustration du jeune spectateur cantonné à son fauteuil, tout en remobilisant son attention sur la représentation en cours. En empruntant le trajet du public depuis la double porte au fond du théâtre jusqu’à la lisière du plateau, les artistes flèchent non seulement son déplacement dans la salle, mais surtout le parcours spectaculaire qui prolonge celui-ci en direction de la scène. La boucle finale a pour effet de replacer chacun dans l’espace qui lui est dévolu.

Si ces stratégies spatiale, sonore et spectaculaire témoignent d’une réelle volonté d’accompagnement du jeune public dans son apprentissage, en revanche le travail sur la frontière lumineuse laisse à désirer. Sur ce point, les objectifs commerciaux vont manifestement à l’encontre des objectifs pédagogiques, culturels et citoyens. Ainsi, les globes lumineux vendus à l’entrée, puis dans la salle pendant l’entracte, persistent à briller de manière anarchique durant la représentation. Si l’on ajoute à cela le ballet des torches électriques des ouvreuses qui sillonnent les allées sous de multiples prétextes, on comprendra aisément combien il est difficile dans cette obscurité factice de faire abstraction de son moi social pour se concentrer exclusivement sur la boîte scénique.

Malgré les efforts des regardants comme des regardés, la condition de spectateur s’avère notoirement contraignante pour les jeunes recrues, au point que le spectacle semble parfois glisser de l’autre côté du miroir. Le public vole alors la vedette aux artistes.

La clause d’immobilité, en particulier, se trouve mise à mal par les va et vient incessants vers les toilettes, par ceux qui ne résistent pas à la tentation d’agiter frénétiquement leurs petites jambes du haut de leur réhausseur en plastique multicolore, de se mettre debout, ou encore de se tortiller pour tenter de mieux voir entre deux têtes. Âpre discipline que de laisser le corps au repos tout en gardant l’esprit alerte… La plupart n’ont de cesse de se retrouver du côté de la représentation dramatique dont l’étymologie indique qu’elle se situe entièrement dans l’action.

À un autre niveau, le pacte de silence se révèle fréquemment rompu par des commentaires murmurés à tue-tête, auxquels se superposent des « chut ! » réprobateurs, qui témoignent de la difficulté de ne pas réagir bruyamment à tel ou tel événement représenté, de maîtriser son contentement ou son mécontentement, d’être un spectateur informé et de devoir renoncer à informer à son tour le héros auquel on s’identifie. Complexe, la relation triangulaire sur laquelle se fonde l’ironie dramatique impose de passer d’un rapport frontal, direct, à une relation oblique, indirecte. Il faut se résigner à laisser son héros – en l’occurrence Kirikou – accomplir seul son parcours initiatique, faire sa propre expérience, condition nécessaire pour passer de l’enfance à l’âge adulte. En ce sens, l’initiation du héros sur scène se révèle une métaphore appropriée de l’apprentissage du jeune spectateur dans la salle.

L’expérience des frontières au théâtre passe également par la dialectique de l’illusion et de la dénégation au fondement du contrat de spectacle. Il s’avère d’autant plus difficile de faire la part entre l’illusion et la réalité au théâtre que la matière même de la représentation est vivante, ou tout au moins bien réelle : acteurs en chair et en os, objets empruntés à la vie quotidienne. Les jeunes spectateurs semblent cependant a priori mieux armés que les seniors pour appréhender ce jeu du faire-semblant qu’ils pratiquent spontanément dans la vie quotidienne, comme le prouve la formule consacrée « on dirait que... ». La difficulté réside ici dans le fait qu’ils n’en sont pas les initiateurs et que, loin d’établir les règles, ils les subissent. Dans la comédie musicale à l’étude, le dépaysement provoqué par la mise en scène d’une contrée exotique facilite probablement la prise de distance, de même que la marionnette de Kirikou, magnifiquement agie par trois manipulateurs. Ce n’est qu’à la fin du spectacle, Kirikou ayant atteint l’âge adulte, que la marionnette le cède à un acteur. L’évolution du personnage éponyme, qui s’inscrit dans le système même de la représentation, traduit par ricochet celle du jeune spectateur désormais initié et capable de faire la part des choses.

Ce travail intéressant sur la dialectique de l’illusion et de la dénégation se prolonge parfois ponctuellement à travers des accidents de la représentation qui favorisent le regard critique du jeune public. C’est le cas le 26 décembre après-midi, lorsque la rivière, matérialisée par des bandes de tissu bleu auxquelles les acteurs impriment un mouvement ondulatoire, sort inopinément de son lit. La prise de distance avec la réalité, déjà induite par une représentation stylisée, s’accentue lorsque le tissu s’envole plus haut que prévu, découvrant fugacement les pieds des comédiens. Le spectateur n’est pas dupe de ce qu’il croit être un stratagème visant à piéger sa crédulité et pas peu fier de le montrer. Les échanges transversaux de regards complices, qui doublent la relation spectaculaire de la salle à la scène, consacrent le statut d'un spectateur désormais averti.

L’apprentis- sage des codes théâtraux implique enfin d’applaudir au moment approprié, dans un geste synchronisé avec celui des autres spectateurs. Espace-temps privilégié où le jeune public se trouve autorisé à mettre son corps en mouvement, l’applaudissement exprime le sentiment d’appartenance à un groupe social, la communauté spectatorielle. Il manifeste de manière visuelle et sonore une expérience véritablement collective. Au théâtre, on n’est pas spectateur tout seul. Chacun dans la salle se confronte à un autre paradoxe de la condition de spectateur : tenter de faire abstraction de son moi social, condition préalable au jeu du faire-semblant, sans pour autant oublier que l’on appartient à une communauté qui conditionne l’expérience théâtrale et implique, outre le respect des artistes, celui des autres spectateurs.

Lors des représentations destinées au jeune public, cette appartenance communautaire prend la forme d’une chaîne de transmission hiérarchisée, entre spectateurs seniors et juniors d’une part, entre jeunes spectateurs initiés et débutants d’autre part. Le public se caractérise dès lors par une démarche d’auto-régulation, tout comportement inadapté se voyant aussitôt sanctionné par la réprobation collective.

Curieusement, ce jeune public indiscipliné, dont l’attention s’avère si difficile à canaliser dans la durée, présente une indiscutable homogénéité dans la mesure où il s’agit d’un public "entier", tout à la fois impitoyable et d’une générosité extrême. Prêt à décrocher à la moindre longueur, à la première faille, en revanche il manifeste sa joie sans compter, comme en témoignent les cascades de rires clairs et francs, les salves d’applaudissements nourris, les rappels en nombre, la réticence manifeste à quitter la salle. Les jeunes spectateurs, en effet, ne sont pas de ceux qui enfilent leur manteau et se faufilent dans les rangées sitôt le rideau tombé. En ce sens, ces graines de spectateurs ont à leur tour beaucoup à apprendre à leurs aînés…