mardi 9 décembre 2008


Un contrat singulier


À Samuel

Être ou ne pas être, telle est la question lancinante qui rythme le Hamlet tradapté par Marius von Mayenburg et mis en scène par Thomas Ostermeier pour le Festival d’Avignon 2008. Point de fantôme en ouverture, mais le célèbre monologue suivi des funérailles du roi Hamlet. Le hors champ shakespearien et la scène du cimetière, qui n’intervient qu’au dernier acte dans la tragédie source, se télescopent ici en guise d’exposition. La Cour d’honneur est en deuil, tout comme cette spectatrice que quelques heures seulement séparent d’un enterrement qui semble se poursuivre sur le plateau. La scène réfute, si besoin est, la vision petite-bourgeoise d’un théâtre divertissant au sens étymologique du terme. La devise shakespearienne gravée au fronton du Globe s'avère réversible : si « le monde est un théâtre », tout au théâtre ramène à la réalité, jusqu’à coïncider parfois exactement avec elle dans l’un de ces rares moments d’épiphanie. Le déplacement inaugural qui bouleverse la structure de la pièce provoque par ricochet chez la spectatrice, naguère actrice du rite funéraire auquel elle se retrouve brutalement confrontée, la sensation de ne pas être à sa place. Sa position hybride renvoie obliquement au malaise d’Hamlet, impliqué au premier chef dans l’enterrement de son père et néanmoins spatialement en marge de la cérémonie pour mieux marquer sa rupture avec la société de cour, corps social dont il est pourtant membre comme le trahit son embonpoint bonhomme. À la fois acteur et témoin, il a une fonction chorique d’emblée signalée par son utilisation de la caméra pour filmer son entourage, dont les images en gros plan sont projetées sur un rideau métallique.

Pour les deux mille spectateurs de la Cour d’honneur, la représentation théâtrale de l’enterrement prend une valeur itérative au sens que lui donne Genette : elle condense toute une série d’expériences vécues en une seule image scénique, symbolique, d’autant plus symbolique que le défunt a trépassé dans un espace-temps hors scène, antérieur au début de l’action. Funérailles d’un mort aux visages multiples. Pour cette spectatrice cependant, le télescopage temporel de la réalité et de la fiction gomme la dimension généralisante au profit d’une expérience singulière qui se voit immédiatement répétée sur scène. À rebours du contrat de spectacle collectif, où l’on voit représenté une fois ce qui s’est produit n fois, se construit un contrat singulier pour celle qui a l’impression d’assister une énième fois au même événement. Cette répétition ironique trouve un écho sur le plan sonore et visuel, lorsque la mélodie s’enraye et que les personnages s’enlisent dans la terre du cimetière, reproduisant mécaniquement les mêmes gestes sur les mêmes notes.

Si répétition il y a, elle est en effet parodique à plus d’un titre. D’une part, parce qu’un rite en déconstruit un autre, la cérémonie théâtrale traitant la cérémonie funèbre sur le mode burlesque, creusant l’écart entre le drame et sa mise en scène, entre les circonstances tragiques d’une mort contre nature et les effets comiques qui en sont tirés. D’autre part, du fait du rapport d’inversion qu’entretient la séquence muette aux accents keatoniens, qui se déroule autour d’un cercueil trop grand pour une fosse trop étroite, avec la situation vécue d’un cercueil bien trop petit pour la tombe, dont l’ouverture béante soulignait par contraste que l’événement n’était pas dans l’ordre des choses. Si le processus de déréalisation vise généralement à mettre la représentation à distance, dans ce cas précis c’est la représentation qui tente de tenir la réalité à distance, comme pour amorcer un travail de deuil accéléré, à l’image des films muets dont la mise en scène s’inspire.

Quelques jours après la dernière re- présentation, Ostermeier me confie : « sans le savoir, j’ai réinventé l’enterrement de Brejnev ». J’ignore s’il y avait des proches de Brejnev dans la Cour d’honneur cette semaine-là. Nul doute que la répétition burlesque de l’Histoire leur aurait paru bien singulière aussi. Dans ce cas, ce n’est plus la coïncidence temporelle, associée au caractère contre nature des événements réel et fictionnel, qui aurait induit la singularité du contrat, mais bien plutôt le mode burlesque, la rupture entre la nature de la situation et la manière dont elle est gérée. Si le burlesque avait en son temps fait irruption dans le rite funéraire de l’homme d’État, il réintègre le théâtre qui emprunte à son tour au réel. Vingt-six ans plus tard, la boucle est bouclée.