mercredi 2 septembre 2009


Histoire du Théâtre anglais de la
Renaissance aux Lumières

http://e-ressources.univ-avignon.fr/theatreanglais/

Cours en ligne publié par Florence March, Maître de Conférence
s en Théâtre Anglophone à l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse.

Thalie, muse de la comédie (1739), Jean-Marc Nattier

Ce cours interactif s'adresse aux étudiants de 1er cycle (Licence), qu'il se propose d'initier à la production dramatique et théorique, ainsi qu'aux pratiques théâtrales, du côté de la scène comme de la salle, en Angleterre, du XVIe au XVIIIe siècle.

http://e-ressources.univ-avignon.fr : Ce site est un portail de cours en ligne, accessibles gratuitement. Les ressources pédagogiques ont été développées et scénarisées par la mission TICE de l'Université d'Avignon.


lundi 27 juillet 2009



Réinventer le protocole de la fin (2)


À Gilbert David et Florent Siaud


Fidèle à l’esprit du texte de Thomas Berhard, Une Fête pour Boris, la mise en scène de Denis Marleau pousse le cynisme jusqu’à récupérer le protocole des applaudissements pour l’intégrer à la dramaturgie de la manipulation.


Immobilisée dans son fauteuil roulant, la Bonne Dame instrumentalise tour à tour sa dame de compagnie Johanna et son mari Boris, cul-de-jatte également. En véritable marionnettiste, elle décide de leurs moindres faits et gestes, tirant les ficelles sans complaisance, ordonnant régulièrement l’ouverture et la fermeture du rideau qui partage la scène en deux. Tant et si bien que Johanna finit par disparaître du plateau, remplacée par une petite poupée à son effigie que la Bonne Dame garde à portée de main. Ce processus de marionnettisation débouche logiquement sur la mise en scène de treize pantins, auxquels on tente paradoxalement de donner figure humaine en projetant sur leur masque, moulé sur le visage d’un acteur, des images vidéo de ce même visage. Il s’agit de plaquer du vivant sur de la mécanique, en inversant la formule de Bergson. Le rire provoqué n’en est que plus grinçant.



À la fin de la générale, des applaudissements nourris saluent la performance des comédiens ayant quitté leur fauteuil roulant, jusqu’à ce que le praticable des automates s’avance à son tour. Comme l’année précédente à la fin du spectacle Stifters Dinge d’Heiner Goebbels, lorsque les pianos ont lentement glissé à la rencontre du public, on perçoit soudain un flottement dans la salle, une onde d’incertitude qui se propage rangée après rangée, une hésitation qui ricoche de siège en siège. Le spectateur se trouve brutalement pris dans la dialectique de l’humain et de la marionnette à l’œuvre durant toute la pièce, qui déborde du cadre de la représentation pour en contaminer les marges, la périphérie. Au-delà des pantins, qui applaudit-on ? La prouesse technique ? Quel sens donner à un geste dont on ignore à qui il s’adresse ? L’usage finit par l’emporter, mais l’assemblée bat des mains sans conviction, mécaniquement, reflet des automates alignés sur les gradins qui lui font face. En transformant les spectateurs en marionnettes, Marleau réussit le pari de déplacer la tension de la scène vers la salle. Alors que les masques tombent sur le plateau, l’illusionniste se retourne vers le public qu’il manipule, rechignant à mettre un terme à son art. En mailles métalliques, le rideau qui scinde l’aire de jeu prend alors tout son sens, signe d’une théâtralité envahissante, d’une représentation piège qui se referme sur un public prisonnier des codes.


Les représentations suivantes prennent le parti de modifier les choses. Les pantins réagissent aux applaudissements du public, battent des mains à leur tour et crient « merci », stimulant les spectateurs enthousiastes qui redoublent leurs bravos et les saluent avec plus d’énergie encore que les acteurs. Un échange s’instaure sur le mode ludique, une connivence s’établit entre les marionnettes qui se donnent pour telles et le public qui se prête de bonne grâce cette fois au jeu qu’on lui propose. Clin d’œil réciproque, le protocole de la fin renonce à prolonger la logique cynique du texte. Bien que toujours inscrit dans le processus dramaturgique, il se propose au contraire de réconcilier les termes de la dialectique.

Au fil des représentations, artistes et spectateurs ont ainsi réinventé ensemble le protocole de la fin, prouvant, si nécessaire, qu’il s’agit bien là de spectacle vivant.


dimanche 26 juillet 2009



Réinventer le protocole de la fin (1)



À Yashi, Oxfordgirl et les autres…
À Agnès, dont la pensée nous a habités


Il y a des situations de théâtre dans lesquelles le public s’octroie le droit de changer les codes unilatéralement, parce que les spectateurs ont soudain collectivement l’intuition que seul un écart par rapport aux usages établis peut rendre compte de ce qu’ils ont profondément ressenti.

Renoncer aux applaudissements de la fin – ou à leur envers, sifflets et huées – ce n’est pas seulement penser une nouvelle façon d’accueillir un spectacle, c’est réinventer le sens de la clôture. Resémantisé, le geste du public ne marque plus un seuil, une transition entre fiction et réalité. La marge devient événement, la fin se mue en prolongement, la réception se confond avec la création.

Du 24 au 27 juillet 2009, Eli Commins présente à la Chartreuse le deuxième volet de son projet Breaking, consacré cette fois-ci à la crise iranienne déclenchée par les élections du 12 juin. Au croisement de l’information et de la fiction, de l’Histoire et des histoires, le spectacle réagence des témoignages collectés sur le réseau social Twitter, en passe de devenir le premier media du monde. Il les met en œuvre à tous les sens du terme.

La lecture-performance s’appuie sur un dispositif immersif. Les spectateurs pénètrent dans une salle obscure, l’absence de frontière lumineuse signalant d’emblée l’absence de frontière spatiale. Ils s’étendent sur des tapis, sous un grand écran fixé à l’horizontale, à un mètre du sol. Le caractère immersif du dispositif entre en tension avec des stratégies de distanciation, puisqu’à cette hauteur la trame de l’écran est visible, de même que les pixels des images qui défilent. Dans l’impossibilité d’embrasser l’écran d’un seul regard, le spectateur se trouve contraint de reconstruire l’image à partir de fragments flous que son œil va chercher au hasard. Sa vision prend forme un peu comme celle des témoins iraniens qui livrent sur le web quelques secondes d’un film capturé à l'insu des autorités, quelques caractères (140 au maximum) postés sur Twitter, carottant l’événement dont ils prélèvent une multiplicité d’échantillons et de gros plans. Il en résulte une mosaïque de points de vue, une polyphonie rendue par un mélange de voix in et off, qui se font écho, se superposent, se complètent ou se contredisent, de sorte que l’oreille du spectateur doit également construire son chemin dans le dispositif sonore.

À quelques instants de la fin, l’auteur-performeur annonce simplement que Yashi, qui devait entrer en contact avec nous, reste injoignable. La veille, il avait posté un message sur Twitter, s’excusant de ne pas avoir réussi à trouver une connexion fiable. La performance s’achève donc sur une lacune, une ellipse, qu’un début d’applaudissements a pour velléité de combler. « Marg bar dictator » ! Le slogan persan claque derrière moi, immédiatement repris latéralement, des spectateurs iraniens prenant instinctivement le relais de la voix absente. Les mains s’arrêtent de battre. Le silence s’installe, lourd, profond. Un silence solidaire. Une communion. Un geste collectif qui s’inscrit dans le processus même de création et le prolonge, substituant au point final des points de suspension, selon l’expression de Georges Banu.(1) En ce 25 juillet, journée mondiale d’action pour soutenir le peuple iranien, le public s’est approprié l’événement théâtral jusqu’à fusionner avec lui. Plus qu’un partage, c’est un engagement.

Le titre de Breaking n’aura jamais été aussi polysémique qu’en cette représentation particulière. Au-delà de l’allusion à l’expression « breaking news » qui signale le matériau médiatique, de la dimension pionnière d’une performance qui se propose de repousser les frontières de l’événement théâtral pour lui inventer d’autres horizons, le titre marque a posteriori la rupture avec le protocole de la fin.


(1) « Penser les saluts comme un point final, c’est restaurer sans ménagement l’autorité du réel et s’interdire l’incertitude des points de suspension », in « Les Saluts ou le protocole de la fin », Georges Banu, Miniatures théoriques. Repères pour un paysage de la scène moderne, coll. « Le Temps du théâtre, Actes Sud, Arles, 2009, p. 143.

mardi 21 juillet 2009


Petit exercice d'improvisation...


Le Centre National des Ecritures du Spectacle (CNES) de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon a ouvert cet été un espace dédié aux "sondes", ces expérimentations de théâtre qui se succèdent régulièrement tout au long de l'année pour tenter d'apporter des éléments de réflexion au projet "Levons l'encre" mené par Franck Bauchard.
Une vingtaine de "Chartreux" d'adoption, artistes, auteurs et universitaires, ont été conviés à s'approprier ce nouveau lieu en se prêtant à un petit exercice d'improvisation. Quinze minutes pour répondre en public à une question surprise concoctée par Emmanuel Guez, telles sont les règles du jeu. Ludique, l'exercice est loin d'être inutile puisqu'il nous conduit jour après jour, les uns après les autres, à faire une synthèse des sondes auxquelles nous avons participé, à les mettre en perspective, et à tisser des liens avec nos activités plus conventionnelles. Un puzzle à reconstituer en temps limité, en somme !

espace-sondes[probes-space]
UNE QUESTION À FLORENCE MARCH
mise à jour le 21/07/2009

Florence March, Maître de Conférences en Théâtre Anglophone à l'Université d'Avignon, répond à la question suivante :

Dans quelle mesure les sondes de la Chartreuse, auxquelles tu as participé, font-elles écho à tes recherches universitaires qui portent sur le théâtre anglophone du XVIIe siècle et le théâtre shakespearien en particulier ?

La réponse en vidéo ? Cliquez ici [click here]

ou :
http://sondes.chartreuse.org/


lundi 27 avril 2009


Trois Molières pour Coriolan

La 23e Nuit des Molières a rendu un triple hommage au Coriolan de Shakespeare mis en scène par Christian Schiaretti, directeur du TNP de Villeurbanne. Créée au TNP en novembre 2006, la pièce avait été reprise aux Amandiers de Nanterre en novembre 2008. Elle avait reçu le prix Georges-Lerminier 2006-7 décerné par le Syndicat professionnel de la critique .
Christian Schiaretti a remporté le Molière du meilleur metteur en scène, Roland Bertin celui du meilleur second rôle, et la pièce, le Molière du théâtre public.

Christian Schiaretti et son conseiller littéraire Gérald Garutti m'avaient fait l'honneur et le plaisir d'accepter mon invitation à l'Université d'Avignon en février 2007 pour parler des coulisses du spectacle à mes étudiants de Capes et donner un éclairage original à l'étude de l'oeuvre alors au programme. Quelques semaines plus tard, le sujet de composition française proposé au concours portait sur "La crise de la représentation dans Coriolan"...
L'année suivante, Gérald Garutti venait rencontrer la nouvelle promotion pour examiner les rapports entre histoire et tragédie dans la pièce.
Que cette reconnaissance de leur travail magnifique soit ici l'occasion de les remercier encore pour ces échanges passionnants...!

mardi 14 avril 2009


Chartreuse News Network



À Valette, qui conduit comme une vieille dame,
À Christian Giriat, Eli Commins, Vincent Roumagnac, Emmanuel Guez,
et tous ceux avec qui j’ai partagé les interstices de ces représentations


Du 26 au 28 mars 2009, compagnies de théâtre, auteurs et publics se sont retrouvés à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon pour explorer ensemble les liens entre théâtre et nouvelles technologies, cette fois-ci à travers le prisme d’un « théâtre d’information ». La réflexion a pris pour point de départ le constat d’Erwin Piscator dans Le Théâtre politique (1929) : « Le théâtre demeurait sans cesse en retard sur le journal, il n’était pas assez actuel, il n’intervenait pas assez dans l’immédiat, il était une forme d’art figée, déterminée à l’avance, limitée dans ses effets ». Dans le prolongement direct de ce constat, Marshall McLuhan affirmait : « Quand la presse restructurée par le télégraphe s’est mise à jouer de tout le clavier de l’intérêt des humains pour leurs semblables, le journal a tué le théâtre ». Baptisée Chartreuse News Network, cette sonde – selon le terme McLuhanien consacré – avait pour ambition de réinterroger le rapport spécifique du théâtre à l’actualité. Sept JT, ou Journaux Théâtraux, se sont succédés dans le Tinel de la Chartreuse aux heures habituelles des Journaux Télévisés. Autant d’expérimentations qui visaient à proposer non pas des spectacles aboutis mais plutôt des pistes de recherche, des amorces de réflexion.

La structure même de l’événement permettait de l’appréhender de différentes façons. Le spectateur pouvait donc à son gré assister à telle ou telle proposition, chacune ayant une unité et une cohérence propres, ou opter pour une traversée qui les mettait en perspective. L’événement théâtral se construisait alors dans la durée, conférant au parcours du spectateur une épaisseur à la fois temporelle et critique, du fait de la complémentarité des JT.
Considéré a posteriori, le premier journal acquiert ainsi un niveau de sens supplémentaire lié à sa position inaugurale. De même, les derniers journaux construisent un réseau d’allusions en écho aux journaux précédents : la proposition de Franck Meyrous reprend dans un autre contexte le procédé des brèves trafiquées avec une voix de synthèse utilisé par Eli Commins ; le spectacle de clôture revient sur la tentative manquée de mise en jeu de Nina – une enfant de deux ans – lors du premier JT, comblant un manque, palliant une frustration du public comme des artistes. La boucle est bouclée, présentant Chartreuse News Network comme une série théâtrale, une représentation à épisodes.
D’un bout à l’autre de cette traversée, des fils rouges se tissent sous forme de questionnements que chaque spectacle relance inlassablement, de motifs scéniques récurrents, d’objets théâtraux omniprésents. Une tente Quechua hante le plateau, positionnée différemment, tantôt boîte dans la boîte, tantôt coulisses, loge ou régie. L’écran envahit la scène, décliné sous toutes ses formes, accumulant diverses fonctions. Métonymie de l’usage des nouvelles technologies dont il est le support, il se prête à de multiples métamorphoses, tout à la fois véhicule d’actualités et vecteur de théâtralité, lien essentiel entre journal et théâtre, au cœur de la dialectique du théâtre et de l’information.

Pour préparer ce temps fort, auteurs et compagnies ont travaillé jour et nuit pendant une semaine, mettant à disposition du responsable éditorial de chaque JT leurs idées, leurs compétences, et leur matériel, dans un esprit de solidarité et de générosité dont chaque spectacle a témoigné. Expérimentales, les « sondes » de la Chartreuse le sont tout autant pour le public que pour les artistes, d’où l’idée cette fois-ci de convoquer des « regards extérieurs » qui rendent compte de leur expérience singulière. Dans le laboratoire du Tinel, le spectateur cherche sa place à tâtons. Les codes de la représentation théâtrale sont bousculés. Les horaires des spectacles s’avèrent pour la plupart inhabituels, se succédant de 7h00 du matin jusqu’à minuit. Cette concentration de propositions artistiques a pour effet une dilatation du temps esthétique d’autant plus sensible que celui-ci se prolonge obliquement dans les interstices des spectacles, à travers les moments de discussion, d’échanges et de partage. Le temps de création se poursuit la semaine suivante à Montpellier, lors de la première édition du Festival Hybrides que les compagnies sont venues préparer, festival appelé à se renouveler chaque année. Ce phénomène de dilatation contraste avec la compression temporelle qui vise, en confrontant le théâtre au temps réel de l’actualité, à faire coïncider à l’intérieur de chaque spectacle temps représenté et temps de la représentation. De ce point de vue, la dernière expérimentation prend le contre-pied des précédentes en essayant une autre forme de théâtre à la limite, une forme d’anti-théâtre. Il s’agit de travailler sur l’attente du spectateur en retardant systématiquement l’événement théâtral, en faisant la promesse d’une action qui ne se réalise pas.

D’autres conventions sont détournées, décalées, voire inversées. Il s’agit ainsi de garder son téléphone portable allumé pendant le JT de Renaud Cojo afin de pouvoir envoyer des textos, ou encore de se coucher sur le plateau pour assister au JT de 7h00 d’Eli Commins, comme pour reprendre le fil d’un sommeil interrompu trop tôt. Dans le JT de Franck Meyrous, les projecteurs lumineux sont dirigés sur la salle plutôt que sur la scène afin de permettre une meilleure visibilité des écrans.

Tantôt devant le spectacle, tantôt dedans, le public doit également s’adapter à des dispositifs variés et parfois inattendus, frontal, bi-frontal, distancié ou immersif. Le dispositif du JT d’Eli Commins s’avère particulièrement complexe. Placé dans la boîte scénique, le spectateur est installé confortablement, allongé sur une couverture sur le plateau, un coussin sous la tête. Pour le mettre en confiance et contribuer à instaurer une relation d’intimité, un comédien le prend en charge pour lui faire la revue de presse de son choix. Au-dessus de lui, de gros nuages blancs défilent sur un grand écran protecteur, ciel de lit improvisé.
Pour autant, le public ne devient pas le « gros bébé » que stigmatise Jean-Louis Barrault. Immersion n’est pas ici synonyme de régression. Le spectacle se fonde sur une tension permanente entre, d’une part, le dispositif immersif qui intègre le spectateur et, d’autre part, des stratégies de stimulation, d’individualisation et de déconstruction. Le regard du spectateur demeure actif, constamment stimulé par le va-et-vient entre deux grands écrans, même s’il s’agit davantage d’un glissement oculaire d’un côté à l’autre de la boîte scénique que d’une acrobatie. Par l’accueil personnalisé qui lui est réservé, chaque spectateur de l’assemblée théâtrale se trouve en outre individualisé. Ce phénomène se prolonge par des processus réflexifs qui ont un effet déconstructionniste. Quand les écrans se font miroirs, le spectateur se trouve confronté à des figurations de lui-même, au spectacle de sa propre fascination. Ces images intrusives se construisent sur deux modes, direct et indirect. Une caméra capture telle ou telle partie du corps d’un spectateur, un visage, une tête, une main, des pieds, qui vont immédiatement s’incruster entre les nuages projetés au-dessus du public, le rappelant à la réalité de sa position. En même temps, ces blasons filmiques qui mettent en exergue des détails corporels ont pour conséquence de les défamiliariser, rendant ainsi le spectateur étranger à lui-même. À ces images prises sur le vif s’ajoutent des représentations écraniques obliques, transmises par webcam depuis la tente Quechua où deux comédiens invisibles jouent les téléspectateurs. Il en résulte une série de clichés décalés, où se donnent à voir les regards médusés d’un couple rongeant des os de poulet, se curant les dents et ricanant bêtement.
À la fois confortable et déconfortant, le dispositif rend compte de la diversité inépuisable des figures du spectateur, qui échappe à toute catégorisation. Au final, fiction et public semblent soumis à une même logique, celle de la construction d’une identité à partir d’un matériau fragmentaire. La fiction se construit à partir de bribes de textes prélevés sur Twitter, réseau social d’internet qui limite les messages à 140 caractères. Peu à peu, le personnage de Valette prend forme et sens sur l’écran, comme le suggèrent le déploiement du monologue final et la silhouette en ombre chinoise à laquelle on l’attribue. Dans le même temps le spectateur cherche à construire du sens à partir de la représentation morcelée, éclatée, dont il est l’objet. Entre plaisir confortable et inconfort jouissif, pour reprendre la dialectique de Barthes, il est invité à porter un nouveau regard sur lui-même, à tenter, peut-être, d’esquisser en ombre projetée un autre spectateur.

Aux problématiques de la temporalité et de la position du spectateur s’ajoute celle du traitement de l’espace. Elle s’avère étroitement liée à l’interrogation qui surgit régulièrement tout au long de ces expérimentations : « Mais où est le théâtre ? ». D’une certaine manière, en confrontant son spectateur à des images de téléspectateurs par écran interposé, Eli Commins pose la question de l’identité spectatorielle dans un spectacle dont la nature est difficile à déterminer.
L’usage des nouvelles technologies ouvre la scène au monde entier. Les postes de télévision, les téléphones cellulaires, Twitter, Skype, les webcams, permettent de dilater un espace théâtral qui ne connaît plus de limites, d’aborder différemment la question de l’ubiquité du théâtre, de réactualiser la métaphore shakespearienne du théâtre du monde. Le JT de Renaud Cojo traite cet aspect avec un humour décalé en établissant une connection Skype avec le bar de l’Univers, clin d’œil burlesque au Globe de Shakespeare, métonymie ironique d’un théâtre macrocosmique puisque L’Univers se trouve sur la place de Villeneuve, à deux pas de la Chartreuse.
Le phénomène de l’explosion des frontières spatiales touche également le microcosme d’une boîte scénique où comédiens, régisseurs, cameramen et techniciens travaillent à vue dans un espace continu, pour des raisons pragmatiques liées à la situation expérimentale qui n’en demeurent pas moins significatives de l’importance croissante des dispositifs technologiques et d’une nouvelle façon de faire du théâtre.

La dilatation de l’espace par l’entremise des nouvelles technologies entraîne-t-elle pour autant une dilution du théâtre sur un plateau saturé d’écrans ?
Exploiter les médias comme autant de vecteurs de théâtralité implique pour les artistes de dominer l’outil technologique, de se l’approprier pour le mettre au service d’une représentation, d’une fictionnalisation du réel. Eli Commins et Franck Meyrous, tous deux auteurs metteurs en scène, ont ainsi utilisé les médias pour confronter différentes formes de théâtralité à l’œuvre dans les journaux télévisés, dans les blogs ou les réseaux sociaux qui sont autant d’occasion de mettre en scène les événements, de se mettre en scène soi-même. Ils se sont saisis de noyaux de théâtralité qu’ils ont réagencés, s’insinuant dans les lacunes textuelles, colonisant les dépêches AFP avec des voix de synthèse pour adapter le matériau à la scène. Le défi était loin d’être simple, comme le montre le parti pris du JT de Renaud Cojo, fondé sur une dramaturgie de l’échec.
C’est dans ce jeu des théâtralités, ce va-et-vient permanent entre le réel, sa médiatisation par les nouvelles technologies et sa représentation sur scène, que se construisent simultanément la fiction et le regard du spectateur. Le JT de Julien Vossier confronte deux dispositifs : d’un côté cinq postes de télévision où défilent des images standardisées dans une cacophonie de pistes sonores qui n’appellent aucune interaction ; de l’autre un échange via Skype entre le comédien et une jeune fille située à quelques centaines de kilomètres de là. Progressivement, un récit s’incarne, un personnage prend corps au fil d’une écriture oralisée, de traces sonores, tel le bruit du clavier et des mobylettes qui passent, laissant imaginer un ailleurs. Au centre du plateau se trouve la tente, où Silvia imprime des mots sur des pages qu’elle aligne, trait d’union entre les deux dispositifs. Ce texte en attente invite le spectateur à prolonger l’échange, à s’inscrire dans une dynamique de réception-production, de participation active déjà amorcée sur Skype lorsque le comédien s’exprime à la première personne du pluriel.
Les écrans assument donc au cours de cette traversée des formes et des fonctions multiples dans des dispositifs chaque fois différents. Tantôt masques, tantôt révélateurs, ils aiguisent la curiosité du spectateur et instaurent avec lui un véritable jeu de séduction. Qu’ils servent une dramaturgie du quatrième mur ou immersive, qu’ils relaient des informations ou les brouillent, qu’ils jouent la transparence ou l’opacité, ils se situent à l’interface du processus créatif et de sa réception. La mise en scène de l’écran a pour effet de le re-présenter, de l’extraire de la réalité quotidienne pour le resémantiser, de superposer, voire de substituer, à ses fonctions conventionnelles une fonction dramatique, bref d’appeler le spectateur à porter sur lui un nouveau regard.

« Imaginer ensemble un autre regard critique », telle était l’ambition affichée du Festival Hybrides qui se tenait dans la foulée de Chartreuse News Network. L’approche intermédiale qu’appelle ce théâtre d’information induit une hyper sollicitation de l’œil et de l’oreille. Le spectateur doit apprendre à décoder un espace-temps sursaturé de supports visuels et auditifs, à naviguer dans un réseau complexe de médias et d’informations, à conjuguer les multiples lectures qui en découlent.
Le JT de Julien Bouffier inaugure la traversée en posant dès le premier soir cette question du regard critique avec force et acuité. Au centre du plateau se dresse un immense écran transparent. De part et d’autre de ce miroir sans tain, spectateurs et comédiens se font face. Ces derniers tirent les ficelles de journaux suspendus devant eux, marionnettes de papier qui s’envolent et retombent sous le poids des mots. Ce très beau geste esthétique, qui inverse le phénomène de manipulation, dirigé ici contre la source de l’information et non sa cible, ouvre un espace critique. Il invite le public et les artistes à faire de leur face à face un échange constructif, à habiter cette belle image pour inventer ensemble un autre regard.

Cette recherche des interactions possibles entre théâtre et médias interroge nécessairement la nature de la relation théâtrale tout autant que notre rapport aux nouvelles technologies et à l’information. Il s’agit non seulement de redéfinir la position du spectateur, mais celles de l’auteur, du metteur en scène, des comédiens, des régisseurs et techniciens dans un paysage théâtral en constante évolution. Mettre en questions n’est cependant pas forcément mettre en danger. Le travail en laboratoire conduit bien sûr à des expérimentations de théâtre à la limite, voire à bousculer ces limites rassurantes. Mais n’est-ce pas en interrogeant les marges que l’on construit les formes théâtrales de demain ?

samedi 11 avril 2009


Rebâtir du commun avec de l'inconnu


Lettre ouverte au membres de la Communauté de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse

Chers collègues,

plusieurs d'entre vous m'ont demandé cette semaine pourquoi je m'étais mise en marge du "mouvement". C'est probablement ma façon d'être en colère. C'est certainement prendre du recul pour éviter de me radicaliser. Je suis en effet convaincue que nous avons perdu de vue un certain nombre de nos revendications de départ.
Quoi que l'on puisse penser de la LRU, et loin de moi l'idée de vouloir en faire l'apologie, elle a permis de fédérer les communautés universitaires autour de projets d'établissement forts. Les listes de candidats aux élections des différents conseils sont structurées autour des projets qu'elles portent respectivement pour leur université. Si le principe républicain d'égalité entre les universités françaises demeure, et cela grâce à notre mobilisation pour obtenir la révision du modèle de dotation budgétaire dit SYMPA, il n'est pas contradictoire avec l'affirmation de la spécificité identitaire de chacun des établissements supérieurs d'enseignement et de recherche. Cela fait bientôt deux ans que l'équipe présidentielle met une énergie incroyable à construire le projet d'établissement pour lequel elle a été mise en place. Ce projet d'établissement ne peut se construire qu'avec l'accord, le soutien et la participation de chacun en interne, et, à l'extérieur, avec la reconnaissance des autres institutions et partenaires localement, nationalement et internationalement.

Or que se passe-t-il en ce moment ?
En interne, le Congrès des élus vote des positions qui sont immédiatement remises au vote par les assemblées générales, et les résultats des scrutins des assemblées générales montrent à leur tour que la communauté est divisée en deux camps à peu près équivalents.
Vis-à-vis de l'extérieur, l'UAPV a lancé tout récemment une campagne de publicité autour du thème "Choisir Avignon pour son université". Le calendrier publicitaire coïncide malheureusement avec une période où ladite université ne délivre pas d'enseignements (en tout cas pas officiellement) et n'est pas sûre de pouvoir délivrer des dipômes. Certes, la campagne s'annonçait "décalée" dans son traitement du sujet. De ce point de vue, c'est effectivement réussi. A côté de cela, le Président est chargé de négocier au ministère, ainsi qu'auprès des collectivités territoriales, des investissements dans nos projets. Il rencontre les chefs d'entreprise pour les convaincre du bien-fondé d'embaucher les jeunes diplômés de l'UAPV. Il a beau être communiquant, il n'échappera à personne et surtout pas à ceux avec qui il négocie que la situation actuelle de l'université ne lui facilite pas la tâche. On peut encore ajouter l'annulation des Journées du Futur Bachelier. Et les étudiants Erasmus qui risquent de ne pas nous faire de publicité non plus en rentrant chez eux, en tout cas pas celle que l'on pourrait escompter. Bref, nous menons en ce moment deux stratégies contradictoires. En courant le risque de voir nos effectifs diminuer - sachant que nous sommes cette année à 6500 étudiants, en-deça du seuil des 7000 étudiants, et que chaque centaine d'étudiants compte - nous courons également le risque de voir notre dotation budgétaire diminuer puisqu'elle est pour partie fonction du nombre d'inscrits, et donc de perdre des postes de contractuels.
Or si je me suis engagée dans ce "mouvement" en février, c'était entre autres choses pour protester contre la diminution scandaleuse du budget de l'UAPV et les suppressions de postes.

J'entends bien que d'aucuns admirent telle ou telle autre Université pour ses prises de position. J'entends bien que la Sorbonne a tranché en décidant d'un semestre blanc qui serait donné à tous. Mais voilà, nous ne sommes pas la Sorbonne, ni telle ou telle Université. Nous sommes l'UAPV avec les spécificités, les points forts et les fragilités qui sont les nôtres. De même que nous avons un projet d'établissement original, il nous faut inventer nos propres modes d'action. Des modes d'action qui, si nous voulons rester crédibles, ne soient pas en contradiction avec notre projet d'établissement.

Actuellement, je ne sais pas ce vers quoi nous allons. J'espère simplement que, pour reprendre la définition qu'Hubert Colas donne de l'expérience théâtrale, nous saurons "[re]bâtir du commun avec de l'inconnu".

Bien à vous tous,

Florence March