lundi 27 juillet 2009



Réinventer le protocole de la fin (2)


À Gilbert David et Florent Siaud


Fidèle à l’esprit du texte de Thomas Berhard, Une Fête pour Boris, la mise en scène de Denis Marleau pousse le cynisme jusqu’à récupérer le protocole des applaudissements pour l’intégrer à la dramaturgie de la manipulation.


Immobilisée dans son fauteuil roulant, la Bonne Dame instrumentalise tour à tour sa dame de compagnie Johanna et son mari Boris, cul-de-jatte également. En véritable marionnettiste, elle décide de leurs moindres faits et gestes, tirant les ficelles sans complaisance, ordonnant régulièrement l’ouverture et la fermeture du rideau qui partage la scène en deux. Tant et si bien que Johanna finit par disparaître du plateau, remplacée par une petite poupée à son effigie que la Bonne Dame garde à portée de main. Ce processus de marionnettisation débouche logiquement sur la mise en scène de treize pantins, auxquels on tente paradoxalement de donner figure humaine en projetant sur leur masque, moulé sur le visage d’un acteur, des images vidéo de ce même visage. Il s’agit de plaquer du vivant sur de la mécanique, en inversant la formule de Bergson. Le rire provoqué n’en est que plus grinçant.



À la fin de la générale, des applaudissements nourris saluent la performance des comédiens ayant quitté leur fauteuil roulant, jusqu’à ce que le praticable des automates s’avance à son tour. Comme l’année précédente à la fin du spectacle Stifters Dinge d’Heiner Goebbels, lorsque les pianos ont lentement glissé à la rencontre du public, on perçoit soudain un flottement dans la salle, une onde d’incertitude qui se propage rangée après rangée, une hésitation qui ricoche de siège en siège. Le spectateur se trouve brutalement pris dans la dialectique de l’humain et de la marionnette à l’œuvre durant toute la pièce, qui déborde du cadre de la représentation pour en contaminer les marges, la périphérie. Au-delà des pantins, qui applaudit-on ? La prouesse technique ? Quel sens donner à un geste dont on ignore à qui il s’adresse ? L’usage finit par l’emporter, mais l’assemblée bat des mains sans conviction, mécaniquement, reflet des automates alignés sur les gradins qui lui font face. En transformant les spectateurs en marionnettes, Marleau réussit le pari de déplacer la tension de la scène vers la salle. Alors que les masques tombent sur le plateau, l’illusionniste se retourne vers le public qu’il manipule, rechignant à mettre un terme à son art. En mailles métalliques, le rideau qui scinde l’aire de jeu prend alors tout son sens, signe d’une théâtralité envahissante, d’une représentation piège qui se referme sur un public prisonnier des codes.


Les représentations suivantes prennent le parti de modifier les choses. Les pantins réagissent aux applaudissements du public, battent des mains à leur tour et crient « merci », stimulant les spectateurs enthousiastes qui redoublent leurs bravos et les saluent avec plus d’énergie encore que les acteurs. Un échange s’instaure sur le mode ludique, une connivence s’établit entre les marionnettes qui se donnent pour telles et le public qui se prête de bonne grâce cette fois au jeu qu’on lui propose. Clin d’œil réciproque, le protocole de la fin renonce à prolonger la logique cynique du texte. Bien que toujours inscrit dans le processus dramaturgique, il se propose au contraire de réconcilier les termes de la dialectique.

Au fil des représentations, artistes et spectateurs ont ainsi réinventé ensemble le protocole de la fin, prouvant, si nécessaire, qu’il s’agit bien là de spectacle vivant.


dimanche 26 juillet 2009



Réinventer le protocole de la fin (1)



À Yashi, Oxfordgirl et les autres…
À Agnès, dont la pensée nous a habités


Il y a des situations de théâtre dans lesquelles le public s’octroie le droit de changer les codes unilatéralement, parce que les spectateurs ont soudain collectivement l’intuition que seul un écart par rapport aux usages établis peut rendre compte de ce qu’ils ont profondément ressenti.

Renoncer aux applaudissements de la fin – ou à leur envers, sifflets et huées – ce n’est pas seulement penser une nouvelle façon d’accueillir un spectacle, c’est réinventer le sens de la clôture. Resémantisé, le geste du public ne marque plus un seuil, une transition entre fiction et réalité. La marge devient événement, la fin se mue en prolongement, la réception se confond avec la création.

Du 24 au 27 juillet 2009, Eli Commins présente à la Chartreuse le deuxième volet de son projet Breaking, consacré cette fois-ci à la crise iranienne déclenchée par les élections du 12 juin. Au croisement de l’information et de la fiction, de l’Histoire et des histoires, le spectacle réagence des témoignages collectés sur le réseau social Twitter, en passe de devenir le premier media du monde. Il les met en œuvre à tous les sens du terme.

La lecture-performance s’appuie sur un dispositif immersif. Les spectateurs pénètrent dans une salle obscure, l’absence de frontière lumineuse signalant d’emblée l’absence de frontière spatiale. Ils s’étendent sur des tapis, sous un grand écran fixé à l’horizontale, à un mètre du sol. Le caractère immersif du dispositif entre en tension avec des stratégies de distanciation, puisqu’à cette hauteur la trame de l’écran est visible, de même que les pixels des images qui défilent. Dans l’impossibilité d’embrasser l’écran d’un seul regard, le spectateur se trouve contraint de reconstruire l’image à partir de fragments flous que son œil va chercher au hasard. Sa vision prend forme un peu comme celle des témoins iraniens qui livrent sur le web quelques secondes d’un film capturé à l'insu des autorités, quelques caractères (140 au maximum) postés sur Twitter, carottant l’événement dont ils prélèvent une multiplicité d’échantillons et de gros plans. Il en résulte une mosaïque de points de vue, une polyphonie rendue par un mélange de voix in et off, qui se font écho, se superposent, se complètent ou se contredisent, de sorte que l’oreille du spectateur doit également construire son chemin dans le dispositif sonore.

À quelques instants de la fin, l’auteur-performeur annonce simplement que Yashi, qui devait entrer en contact avec nous, reste injoignable. La veille, il avait posté un message sur Twitter, s’excusant de ne pas avoir réussi à trouver une connexion fiable. La performance s’achève donc sur une lacune, une ellipse, qu’un début d’applaudissements a pour velléité de combler. « Marg bar dictator » ! Le slogan persan claque derrière moi, immédiatement repris latéralement, des spectateurs iraniens prenant instinctivement le relais de la voix absente. Les mains s’arrêtent de battre. Le silence s’installe, lourd, profond. Un silence solidaire. Une communion. Un geste collectif qui s’inscrit dans le processus même de création et le prolonge, substituant au point final des points de suspension, selon l’expression de Georges Banu.(1) En ce 25 juillet, journée mondiale d’action pour soutenir le peuple iranien, le public s’est approprié l’événement théâtral jusqu’à fusionner avec lui. Plus qu’un partage, c’est un engagement.

Le titre de Breaking n’aura jamais été aussi polysémique qu’en cette représentation particulière. Au-delà de l’allusion à l’expression « breaking news » qui signale le matériau médiatique, de la dimension pionnière d’une performance qui se propose de repousser les frontières de l’événement théâtral pour lui inventer d’autres horizons, le titre marque a posteriori la rupture avec le protocole de la fin.


(1) « Penser les saluts comme un point final, c’est restaurer sans ménagement l’autorité du réel et s’interdire l’incertitude des points de suspension », in « Les Saluts ou le protocole de la fin », Georges Banu, Miniatures théoriques. Repères pour un paysage de la scène moderne, coll. « Le Temps du théâtre, Actes Sud, Arles, 2009, p. 143.

mardi 21 juillet 2009


Petit exercice d'improvisation...


Le Centre National des Ecritures du Spectacle (CNES) de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon a ouvert cet été un espace dédié aux "sondes", ces expérimentations de théâtre qui se succèdent régulièrement tout au long de l'année pour tenter d'apporter des éléments de réflexion au projet "Levons l'encre" mené par Franck Bauchard.
Une vingtaine de "Chartreux" d'adoption, artistes, auteurs et universitaires, ont été conviés à s'approprier ce nouveau lieu en se prêtant à un petit exercice d'improvisation. Quinze minutes pour répondre en public à une question surprise concoctée par Emmanuel Guez, telles sont les règles du jeu. Ludique, l'exercice est loin d'être inutile puisqu'il nous conduit jour après jour, les uns après les autres, à faire une synthèse des sondes auxquelles nous avons participé, à les mettre en perspective, et à tisser des liens avec nos activités plus conventionnelles. Un puzzle à reconstituer en temps limité, en somme !

espace-sondes[probes-space]
UNE QUESTION À FLORENCE MARCH
mise à jour le 21/07/2009

Florence March, Maître de Conférences en Théâtre Anglophone à l'Université d'Avignon, répond à la question suivante :

Dans quelle mesure les sondes de la Chartreuse, auxquelles tu as participé, font-elles écho à tes recherches universitaires qui portent sur le théâtre anglophone du XVIIe siècle et le théâtre shakespearien en particulier ?

La réponse en vidéo ? Cliquez ici [click here]

ou :
http://sondes.chartreuse.org/