lundi 3 octobre 2011


Le Musée vivant


La sixième édition de Act'Oral, festival international des arts et des écritures contemporaines imaginé par l'écrivain metteur en scène Hubert Colas, a programmé les 30 septembre et 1er octobre 2011 une proposition de Robert Cantarella : Le Musée vivant. C'est, en toute logique, le Musée d'Art Contemporain de Marseille qui accueille cette exposition-performance originale. De 17h00 à 20h00, le spectateur est invité à déambuler dans le musée pour découvrir quelques-unes des vingt-quatre œuvres de la collection constituée par Robert Cantarella et son équipe, puisées dans le patrimoine de la peinture, de la danse, du cinéma, de la littérature et de la musique. Cantarella a commandé à des auteurs des textes sur chacune de ces œuvres, lectures singulières que les comédiens interprètent à leur tour pour le spectateur qui les confronte, s'il y a lieu, à ses propres traces mémorielles. Sa relation à l'œuvre se construit donc selon un phénomène de transmission complexe qui repose sur plusieurs niveaux de médiation. L'œuvre convoquée oralement, mentalement, prend corps à nouveau, peu à peu, lors du tête-à-tête de l'acteur avec le spectateur, dans l'entre-deux de leurs expériences. Absente, en un autre lieu ou d'un autre temps, l'œuvre est pourtant là, ici et maintenant, omniprésente dans le discours, les gestes, le regard, trait d'union éphémère entre le locuteur et son auditeur.
La file d'attente prend forme à l'entrée du musée. Quand arrive son tour, le visiteur-spectateur demande l'œuvre de son choix. Il est conduit à travers le musée jusqu'à l'endroit exact où va se jouer la performance et on lui indique précisément comment se positionner et où tourner son regard. Il est rapidement rejoint par le comédien qui va se consacrer exclusivement à lui durant trois à sept minutes. Si le contrat de départ semble simple, il évolue avec l'horizon d'attente du spectateur qui se module et s'affine au fil des déambulations. Au fur et à mesure qu'il apprivoise le dispositif, ce dernier ne focalise plus tant sur l'œuvre d'art que sur la relation qui se noue autour d'elle et par elle.
Pour commencer, je jette mon dévolu sans hésiter sur Enfant, œuvre chorégraphique créée par Boris Charmatz il y a moins de trois mois dans la Cour d'honneur du Palais des Papes lors de la dernière édition du Festival d'Avignon dont il était l'artiste associé. Un spectacle fort, qui a suscité bien des questionnements, et dont le souvenir est frais dans ma mémoire. Je suis curieuse de confronter ma lecture à celle de Robert Cantarella, auteur et interprète du texte. Et puis, il faut bien l'avouer, faire le choix d'une œuvre connue pour entrer dans ce dispositif qui sort des sentiers battus et bouleverse les conventions spectatorielles semble également rassurant. Je nourris l'illusion de disposer ainsi d'un repère, d'un point d'accroche pour négocier silencieusement la rencontre. Dès lors que j'emboîte le pas à l'hôtesse, en effet, je m'extrais du public que l'attente, la solidarité et le partage qu'elle encourage constituent en communauté. Cette singularisation du spectateur le rend vulnérable, de même que la pleine lumière : il n'est plus cette ombre que l'on devine dans l'obscurité de la salle, composante anonyme d'une présence collective. C'est à lui seul que la proposition s'adresse, réclamant en retour qu'il se donne tout entier, qu'il écoute de tout son corps, plongeant intensément dans le regard de l'autre et lui accordant la moindre parcelle de son attention. Cette relation dans le blanc des yeux implique une prise de risque également partagée.
Je fais face quelques secondes à un mur désespérément blanc, nu, métaphore ironique de ce que, même si j'ai vu Enfant, tout reste en cet instant précis à (re)construire. Soudain Cantarella surgit. Il est là, juste devant moi, et l'œuvre advient, immédiatement reconnaissable et pourtant différente. J'oscille entre le plaisir d'y être à nouveau confrontée et la frustration de ne pouvoir interroger sa lecture de vive voix, faire une pause sur un détail qui m'a échappé (une fenêtre a claqué dans la Cour tandis que cédaient une à une les agrafes retenant le fil qui se tend inexorablement), creuser cette hésitation récurrente sur "ces corps morts, qui semblent morts". "Fin" : sitôt dit, sitôt évaporé, il disparaît comme il est arrivé. Je reste face au mur, comme pour tenter de fixer l'œuvre au présent, de prolonger l'instant fugace de son évocation, de cet échange dans le blanc des mots.
Je retourne tout au bout de la file d'attente. Quand arrive mon tour une demi-heure après, je demande une œuvre dont le passeur serait immédiatement disponible : Artemisia de Rembrandt, tableau que je ne connais pas et vais donc découvrir à travers le texte de Noëlle Renaude et sa transmission par Béatrice Houplain. Le rendez-vous se tient au bord de Oval Billiard Table (1996) de Gabriel Orozco, une pièce maîtresse du Musée d'Art contemporain de Marseille. Trois boules de billard, deux sur le tapis vert et une troisième en suspension, telle un pendule, préfigurent non seulement la composition ternaire du tableau qui s'organise autour d'un face à face tandis qu'un troisième personnage se devine dans l'ombre en arrière-plan, mais aussi la situation de communication triangulaire entre la comédienne, la spectatrice et la peinture convoquée, prétexte et enjeu de leur rencontre. Artemisia, qui absorbe les cendres de son époux défunt, incarnant au sens propre sa mémoire, véritable mausolée vivant, rompt le cadre du tableau pour devenir métaphore de l'entreprise même de Cantarella : un musée vivant où le souvenir de l'œuvre absente et l'expérience de sa réception prennent corps dans le verbe et dans la chair.
Retour dans la file de spectateurs, nouvelle attente. L'intérêt se déporte désormais de l'œuvre à la relation singulière qu'elle génère, au mode de sa transmission, au passeur qui en est l'initiateur. Voilà donc qu'on désigne parmi la rangée de comédiens assis sur des chaises celui avec lequel on souhaite passer les cinq prochaines minutes, précisant la prestation désirée parmi celles qu'il peut interpréter. N'était-ce l'entrée libre ce soir-là, les salles du musée prendraient des allures de maison close tandis que l'hôtesse-maquerelle vous conduit vers celle qui vous est attribuée, où le comédien va réitérer pour vous seul la performance dont il vient tout juste de gratifier le spectateur précédent. Cette fois, c'est Cécile Fisera qui interprète un texte du critique de cinéma Jean-Michel Frodon sur Les Sept Samouraïs d'Akira Kurosawa, devant la toile d'Alain Jacquet Jumping rope (1984). 
Le texte de Frodon ne prend pas tant pour sujet le film même que la relation privilégiée qui se tisse entre celui-ci et les 8300 spectateurs réunis sur la pelouse du parc de la Villette une nuit d'août pour une projection gratuite en plein air. Frodon interroge la notion de chef-d'œuvre : Kurosawa ne considérait pas son film comme tel, rejoignant l'opinion personnelle du critique qui constate pourtant que cette nuit-là le public a fait du film un chef-d'œuvre. Le film est donc évoqué par le biais de sa réception, évalué à l'aune de sa capacité à fédérer autour d'un grand écran, pendant les trois heures et demie que dure la version longue en japonais sous-titré, des milliers de spectateurs de tous âges dont la plupart ne savaient pas à quoi s'attendre. C'est sa capacité à faire vivre au public une nuit exceptionnelle qui rend le film exceptionnel bien au-delà de l'espace-temps de la projection, dès lors qu'il est pris en charge par la mémoire collective. Le texte de Frodon renvoie au principe même du dispositif de Cantarella, à ceci près qu'il ne s'agit pas ici d'un public de masse mais d'un spectateur singulier, la mémoire collective étant disséquée en vue de confronter des traces mémorielles individuelles.
Retour au bout de la file qui ne cesse désormais de s'allonger. Mais l'attente ne paraît pas plus longue car le dispositif contamine progressivement ceux qui s'y sont prêtés et transmettent à leur tour l'expérience de leur visite. Le musée sort de la salle, les œuvres quittent le lieu où on a feint de cantonner leur évocation, empruntant d'autres corps, d'autres voix, d'autres mots, confrontant des lectures toujours différentes et nouant de nouvelles relations. Les spectateurs deviennent à leur tout gardiens et guides de ce musée vivant qui prend, au fil des heures, pleinement son sens.
Je désigne cette fois Jean-Baptiste Saunier. Va pour Le Cri d'Edvard Munch, servi par un texte de Jean-Jacques Viton. Je suis conduite au fond d'une alcôve, jusqu'à faire face à une Toile noire (1975) de Louis Cane. Le comédien me rejoint, j'entends ses pas dans mon dos. Il s'arrête juste derrière moi pour me décrire la peinture à l'oreille. Je ne vois que sa main qui passe par-dessus mon épaule pour me montrer, sur la toile noire, les détails du Cri. Il murmure le tableau, comme un secret. La toile noire s'habille de couleurs, prend paysage et personnages. À cet instant le comédien me fait face, ses mains esquissent le tableau entre nos deux visages. Ses yeux plantés dans les miens, je suis le Cri désormais – à moins que ce ne soit lui. Qui de nous est le spectateur, l'interprète, le passeur ? Il est de nouveau derrière moi, à mon oreille, quand soudain – dans ce frôlement partagé, dans la communion à l'œuvre doublement incarnée, on entend le Cri.
Il se réverbère encore en moi lorsque je rejoins les rangs des spectateurs, assidus ou juste arrivés, toujours plus nombreux. Nicolas Maury n'a pas le temps de faire une pause dans son marathon que l'hôtesse harangue les visiteurs : quelqu'un est-il intéressé par À la Recherche du temps perdu ? Je suis intéressée, en effet, par la performance de ce comédien que je ne connais pas encore. Comme il accepte de s'adresser à deux, voire trois personnes, un autre spectateur, avec qui j'ai échangé bon nombre d'impressions à chacun de mes retours dans la file d'attente, se porte volontaire. 
Nous voilà ironiquement postés contre Les Pingouins (1972) de Gilles Aillaud dont nous venons grossir les rangs, au cas où nous serions tentés de nous prendre au sérieux, face à Il Posto n°5 (1969) de Valerio Adami, qui représente un compartiment vide, avec un fauteuil qui nous tend les bras. À notre gauche, For All that we see or seem is a dream within a dream (1967) de Jacques Monory.
 
C'est entre ces deux tableaux qu'apparaît Nicolas Maury, nous invitant à un voyage intérieur, au cœur d'une œuvre encore à convoquer, tout en nous renvoyant au procédé utilisé, l'emboîtement structurel qui invite à relire Proust entre les lignes de Noëlle Renaude. Si la configuration en tête-à-tête est rompue, la relation du passeur au spectateur s'en trouvant distendue, le phénomène n'en demeure pas moins significatif d'un dispositif qui, loin d'être clos sur lui-même, appelle à son propre débordement, témoignant de son inépuisable vitalité. Ce soir-là, en dépit des systèmes de sécurité, la collection Cantarella a franchi les murs du musée. Les visiteurs se sont individuellement et collectivement approprié les vingt-quatre œuvres exposées pour les faire vivre à leur tour, (ré)affirmant, à l'image du public du parc de la Villette, qu'il s'agit là de chefs-d'œuvre.