mercredi 20 avril 2011

Rencontre avec le public du Gyptis



Roméo et Juliette, mise en scène de Françoise Chatôt
Théâtre du Gyptis, Marseille
Mercredi 16 mars 2011


Merci à vous tous, artistes et spectateurs, de m'accueillir dans votre théâtre. C'est un honneur et un grand plaisir. Et une preuve supplémentaire que le théâtre est un art vraiment fédérateur puisqu'il nous permet de partager ce moment ensemble, de réunir universitaires, créateurs, spectateurs autour d'un même objet un mercredi soir à 22h00.

 Je commencerai par le commencement, en revenant à la scène d'exposition ou "scène du chaos" ainsi que l'équipe artistique l'a surnommée. Cette scène campe le cadre spatio-temporel : 1945, la fin de la 2nde Guerre Mondiale, aux niveaux sonore et visuel. On a donc une transposition de la Renaissance au XXe siècle, repères temporels auxquels il convient d'ajouter celui de la réception en ce début de XXIe siècle.
Tout au long du spectacle, il y a donc un va-et-vient entre la Renaissance et 1945 :
- sur le plan musical : Monteverdi (contemporain de Shakespeare) / swing, bebop...
- sur le plan sonore : bruit des bombardements
- sur le plan visuel :
- accessoires : postes de TSF ; manipulateur de morse, code lumineux en morse, à la lampe torche, plus tard, devant chez les Capulet,...
- costumes : imperméables qui suggèrent des costumes militaires et civils, qui évoquent la période de la 2nde Guerre Mondiale, sans l'imposer de manière appuyée ou outrancière

Le va-et-vient entre ces deux périodes pose d'emblée une question fondamentale, une question-clé. 1945 marque Auschwitz, la mort de l'homme. Pourquoi continuer à représenter un théâtre humaniste après la mort de l'homme ? Comment, dans ce contexte, négocier la place de l'homme au centre d'un dispositif censé lui assurer la maîtrise et la compréhension du monde qui l'entoure ? Il s'agit là a priori d'un paradoxe.
Le XIXe français a découvert Shakespeare et l'a porté aux nues. Les romantiques ont adoré Shakespeare, précisément pour la dimension humaniste, anthropologique de son théâtre qui place l'homme au cœur de ses préoccupations. Roméo et Juliette dramatise la condition humaine dans toute sa diversité, en termes de catégories sociales (les riches familles de Vérone / les serviteurs tels que la nourrice ou Pierre), comme de générations (Juliette encore adolescente, sa mère jeune mais déjà fânée, son père âgé). Après la 2nde Guerre Mondiale, le phénomène Shakespeare s'amplifie dans toute l'Europe : on s'approprie son théâtre pour l'adapter à toutes les situations politiques, que ce soit à l'ouest ou à l'est. Shakespeare lance en 1947 le Festival d'Edimbourg, puis celui d'Avignon avec Richard II. Shakespeare est un véritable "plan Marshall culturel", pour reprendre l'expression de Dennis Kennedy, en ce sens que son théâtre participe à l'entreprise de reconstruction nationale dans toute l'Europe.
L'après-guerre voit ainsi l'émergence de deux types de théâtre principalement :
- le théâtre de l'absurde (Beckett : "tout l'univers pue le cadavre" ; Ionesco)
- un théâtre plus festif sans être superficiel pour autant, un théâtre de la vitalité et de l'urgence, qui cherche à repenser l'homme moderne depuis ses origines. Shakespeare constitue donc un point d'appui majeur pour revenir au moment de la naissance de l'homme moderne, de cette Renaissance qui fonde notre conception de la société moderne. La mise en scène de Françoise Chatôt traduit un mouvement permanent par la danse et les combats chorégraphiés. Le public assiste à un drame au sens étymologique du terme puisque "drama" en Grec signifie "mouvement, action". Le sens de l'urgence qui émane de la pièce est encore accentué par F. Chatôt qui accélère la fin en l'épurant de ses multiples rebondissements.
Depuis 1945, la popularité de Shakespeare n'a cessé d'augmenter : les vingt-cinq dernières années en particulier ont vu l'explosion du phénomène d'appropriation de son théâtre par la scène comme par d'autres arts et d'autres médias, pas seulement en Europe mais dans le monde entier.
Ce choix du dialogue entre la Renaissance, 1945 et aujourd'hui constitue donc un choix stratégique fort car il pose immédiatement la question du rôle de Shakespeare dans notre société contemporaine.



Ce premier constat me conduit à en faire un deuxième : par cette transposition temporelle, F. Chatôt établit dès la scène d'exposition les termes du contrat de spectacle, de la relation entre le public et les artistes. Son projet artistique ne consiste pas tant à chercher ce que Shakespeare a voulu dire dans Roméo et Juliette qu'à signifier à travers Shakespeare ce que nous avons à dire aujourd'hui. F. Chatôt ne défend donc pas un théâtre muséal, de patrimoine, mais bien plutôt un théâtre de questionnement, et par conséquent extrêmement vivant.
Par ailleurs, ce positionnement cadre immédiatement le point de vue, écartant la dialectique piège de la fidélité et de la trahison dans laquelle le public a tendance à tomber systématiquement dès qu'il s'agit d'un auteur canonique, a fortiori Shakespeare. La fausse question de la fidélité ou de la trahison du texte shakespearien enferme la représentation dans un choix binaire, sans véritable fondement. De quelle fidélité s'agit-il ? Au texte ? Mais à quel texte ? On n'a jamais retrouvé de manuscrit de Shakespeare. Il existe, pour un grand nombre de ses pièces, plusieurs textes imprimés de référence. Dans le cas de Roméo et Juliette, trois versions différentes co-existent : le premier in-quarto de 1597 (Q1), suivi d'un deuxième in-quarto (Q2) et de l'in-folio de 1623 (F). De longueur différente, présentant de nombreuses variantes qui concernent jusqu'au nom de certains personnages, ces trois états du texte shakespearien co-existent en-dehors de tout rapport de hiérarchie. La critique contemporaine a établi que chaque version avait sa raison d'être, chacune étant considérée comme perfectible, loin de toute démarche de sacralisation du texte. Shakespeare et ses contemporains vivaient dans ce que Gisèle Venet nomme une "culture de l'emprunt", adaptant les œuvres classiques comme celles de la Renaissance. Hamlet lui-même fait figure d'adaptateur lorsqu'il remanie Le Meurtre de Gonzague qu'il intitule La Souricière. Loin d'être figé, le texte shakespearien se caractérise donc par sa plasticité, sa capacité à évoluer. L'adaptation théâtrale présentée ce soir au Gyptis s'inscrit pleinement dans cette logique et constitue un maillon supplémentaire dans la chaîne textuelle et scénique de Roméo et Juliette, avec son propre rôle à jouer dans l'histoire de la pièce.



Le caractère adaptogénique du texte shakespearien va de pair avec la plasticité de la mise en scène élisabéthaine dans les théâtres à ciel ouvert que l'on connaît pour en avoir vu des schémas et des reconstitutions. La scénographie de Claude Lemaire et Françoise Chatôt en rend compte en exploitant l'espace scénique dans toutes ses dimensions. C'est le troisième point que je souhaiterais aborder ce soir.
L'espace scénique est exploité verticalement : des éléments descendent des cintres tels les mannequins dans la "scène du chaos" ou les postes de TSF ; le balcon et le lit sont suspendus entre ciel et terre ; un tampon fait surgir le cercueil de Juliette du dessous du plateau. Ces stratégies spatiales rappellent la structure des plateaux élisabéthains qui jouaient tout à la fois d'une fosse, d'un paradis, d'une galerie.
L'enchâssement de quatre niveaux successifs joue avec la profondeur de champ : un proscenium ou avant-scène, une aire de jeu devant le premier rideau de fer qui peut s'étendre jusque devant le deuxième rideau de fer, au-delà duquel un espace est encore suggéré par trois portes ainsi qu'un effet de lumière. En même temps, le réglage en hauteur du rideau de fer permet un réajustement du cadrage, une mise au point permanente, une ouverture ou une fermeture de champ.
L'exploitation de l'espace scénique est source d'une extrême théâtralité. Il convient d'y ajouter la présence de deux cadres de scène dont l'effet d'emboîtement scénique rappelle la structure baroque du théâtre dans le théâtre. Les effets de miroir participent de cette même esthétique. Dès la scène d'exposition, les mannequins suspendus apparaissent comme le pendant scénographique des corps sans vie qui gisent au sol. La mise en scène d'un grand miroir à trois panneaux multiplie les reflets et les perspectives. La scénographie fondée sur ces effets de miroir évoque les mises en abyme du théâtre shakespearien, qui se met lui-même en scène et interroge sans relâche son propre fonctionnement.
Ce positionnement scénographique m'apparaît d'autant plus juste dans une pièce qui dramatise la guerre. Car la guerre, quelle que soit sa forme, est toujours source de théâtralité chez Shakespeare. À travers la mise en scène de la guerre, Shakespeare interroge à la fois l'objet de la représentation, le phénomène martial, et le médium de sa représentation, le théâtre. Pourquoi ce rapport particulier entre guerre et théâtre ? Parce que la guerre est impossible à représenter et pose un défi permanent à l'art théâtral. Concentré d'action, de mouvement, "précipité d'histoire" selon David Lescot, la guerre se définit comme un objet théâtral privilégié, spectaculaire parce qu'elle se donne à voir. Elle appelle donc la théâtralisation tout en lui résistant paradoxalement. La guerre, en effet, n'entre pas dans le champ du regard qu'elle déborde spatialement et temporellement. Il n'est qu'à se référer au prologue d'Henry V, pièce historique qui dramatise la bataille d'Azincourt entre les Français et les Anglais : au seuil de la représentation, Shakespeare en appelle à l'imagination du spectateur pour compléter le spectacle, établissant entre la scène et la salle un pacte codifié de manière très précise. La guerre confronte donc le théâtre à ses propres limites tout en l'incitant à les repousser.
Roméo et Juliette dramatise l'absurdité de la guerre que se livrent deux riches familles de Vérone, d'une manière qui n'est pas sans rappeler la représentation de la guerre civile dans La troisième partie d'Henry VI. Le Prince de Vérone se trouve malgré lui spectateur du conflit, tout comme Henry VI observe depuis un promontoire ses sujets s'affronter sur le champ de bataille. Alors que dans La troisième partie d'Henry VI la scène d'un fils qui tue son père est immédiatement suivie de son miroir inversé, la scène d'un père qui tue son fils, dans Roméo et Juliette, le paroxysme de l'absurde est atteint lorsque Roméo tue le cousin de sa femme qui a tué son ami. Roméo et Juliette fut composée juste après les tragédies historiques, ce qui explique peut-être en partie que la réflexion sur la guerre soit très présente. L'action se situe certes à Vérone, mais le déplacement géographique est un prétexte pour faire retour sur l'histoire anglaise, la Guerre des Roses et les guerres de religion.
La déconstruction du phénomène martial est étroitement liée à la déconstruction de l'événement théâtral : le double cadre de scène rappelle en permanence au spectateur qu'il est au théâtre, dans une tentative constante de briser l'illusion. La représentation de la guerre est ici source d'une théâtralité très accueillante : carrefour artistique, art syncrétique, le théâtre convoque la danse, la musique, le chant lyrique et les arts visuels. La scénographie se conçoit dans une certaine mesure comme une série d'installations (cf le dispositif des 5 postes de TSF ; les mannequins de la scène d'exposition). Enfin, la mise en scène du dénouement évoque une composition picturale, le tableau final de la mort qui réunit les amants. Le double cadre de scène suggère un tableau permanent, de même que le rideau métallique qui agit sur l'ouverture ou la fermeture du champ, tel le diaphragme d'un appareil photographique. Il en résulte un jeu sophistiqué avec l'œil du spectateur, un travail permanent sur la faculté de voir. Cette mise en scène de Françoise Chatôt défend la pratique du théâtre comme un art accueillant, ce dont témoigne symboliquement le proscenium, trait d'union entre scène et salle, espace ouvert sur l'assemblée des spectateurs qui invite au dialogue, à la rencontre des artistes et du public.

Photos du spectacle © Mathieu Bonfils
http://www.theatregyptis.com/