jeudi 21 juillet 2011

Au moins j'aurai laissé un beau cadavre



d'après Hamlet de Shakespeare, mis en scène par Vincent Macaigne, 9-18 juillet 2011, cloître des Carmes, création au Festival d'Avignon


 Le spectateur arrive in medias res : les comédiens sont déjà sur scène, chantent, dansent, frappent des mains et vous invitent à les rejoindre. Le rituel a déjà commencé dans le cloître des Carmes transformé en une sorte de temple psychédélique. Le plateau est couvert d'un gazon sale, pelé, jonché de déchets et de couronnes mortuaires, et d'une bâche blanche souillée. Devant, au pied d'une croix blanche barrée d'un filet de sang, deux crânes humains, un furet empaillé où l'esprit d'Hamlet senior semble avoir trouvé refuge, et un bassin d'eau fangeuse dans lequel flotte un cadavre : celui, singulier, du roi assassiné ; celui, métonymique, proleptique, de tous ceux qui meurent par noyade à la fin ; celui, mystérieux, provocant, du titre qui sonne un peu comme un cadavre exquis, ce jeu littéraire collectif et surréaliste. Au fond, les arches du cloître abritent des tables dressées pour un festin, des distributeurs de boissons coiffés de trophées sportifs et d'autres couronnes mortuaires, de grands drapeaux français, danois et européen. Côté cour, des vitrines contenant des curiosités, un squelette, d'autres trophées. Côté jardin, un piano, un grand crucifix, un escalier en colimaçon menant à un préfabriqué surmonté d'une enseigne lumineuse : "il n'y aura pas de miracles ici". C'est clair. Un parfum d'encens flotte dans l'air.

Les comédiens insistent, se font plus pressants : des spectateurs se joignent à eux, dont certains se jetteront dans le bassin. Tout le monde est invité à reprendre le même refrain en boucle : "Dans ma jeunesse il me semblait qu'il était bien doux d'abréger le temps...", un extrait de la chanson du fossoyeur à l'acte 5, scène 1 d'Hamlet dans la traduction de François-Victor Hugo. Il s'agit également de clamer en chœur "Fossoyeur !", suivant l'injonction du même personnage shakespearien  : "et la prochaine fois qu'on vous posera cette question, répondez : 'Le fossoyeur'" (5.1.51-52). C'est donc par la fin que l'on entre dans la pièce, Macaigne prenant Hamlet à rebours. L'acte 5, scène 1 de la tragédie de la Renaissance privilégie le mode burlesque au sens littéraire du terme, les fossoyeurs traitant de la mort avec humour et désinvolture alors même qu'ils creusent la tombe d'Ophélie. À travers cette référence, Macaigne nous donne la clé de son projet artistique, car c'est bien sur le mode burlesque qu'il choisit de traiter la tragédie toute entière.

On mentionnera, entre autres, Claudius, déguisé en banane et arrivant en retard à ses propres noces, Hamlet en culottes courtes hurlant "j'ai quatre ans, caca boudin !", Ophélie regrettant de ne pas aller manger des hamburgers avec son amoureux. Roger Roger, "le meilleur acteur du monde", chie dans son froc. Tels Adam et Ève dans un jardin d'Eden décadent, Claudius et Gertrude nus traversent la pelouse dépotoir pour aller forniquer dans la fosse à purin. Les personnages finissent d'ailleurs par y tomber les uns après les autres, la boue se transformant ironiquement en paillettes dorées en séchant sur leurs vêtements. Et lorsque, dans la deuxième partie, la fange brillante a disparu, on souffle du haut du cloître une volée de paillettes qui tourbillonnent et viennent se coller aux costumes maculés de sang. Comme pour confirmer qu'il règne sur une cour bling-bling, Claudius se défait un à un de ses vêtements de marque et accessoires de luxe, dont une montre qui rappelle la fameuse Rolex de Séguéla, en annonçant leur prix au fur et à mesure. Puis il viole Ophélie sur les créneaux de son château gonflable en plastique blanc.

Le royaume du Danemark n'est pas seulement pourri, il est en pleine régression. Le texte de Macaigne est truffé de "putain" et de "merde, merde, merde", d'hésitations, de blancs, de "hum". D'ailleurs, "ton texte, c'est un texte de merde" hurle un comédien excédé à Macaigne, dans l'une de ces altercations qui donnent à voir l'envers du décor, la fabrique du spectacle. Les acteurs le braillent dans des micros quand ce n'est pas dans des haut-parleurs : "ça crie beaucoup", fait remarquer Gertrude au cours de la deuxième partie du spectacle, dans un écho parodique de la leçon d'Hamlet aux comédiens chez Shakespeare. Lors de la répétition de La Souricière, la pièce dans la pièce, Hamlet se querelle violemment avec le régisseur. De même que la tragédie shakespearienne déconstruit méthodiquement le phénomène théâtral dont elle donne à voir les rouages et les mécanismes, le spectacle de Macaigne démonte systématiquement les artifices de la scène et glose sans arrêt sa propre création. Claudius demande à ce que l'on remette en marche la soufflerie, d'autres signalent qu'ils ont recours à un "faux pistolet", qu'il s'agit d'une "mauvaise pièce", d'un "mauvais spectacle". Même le code sonore des trompettes de Maurice Jarre qui, depuis 1951, appelle les festivaliers d'Avignon à se rendre au théâtre, est mis en abyme.
 
Macaigne a le sens de la mise en espace et construit une grammaire visuelle complexe et originale. Il exploite l'espace du cloître dans toutes ses dimensions, jouant de la verticalité et de la profondeur, utilisant les travées des gradins. Il convoque les codes télévisuels et des références cinématographiques, comme Massacre à la tronçonneuse qui introduit le célèbre monologue "to be or not to be". On gardera en tête quelques images fortes, tel le château gonflable d'Elseneur qui se déploie à deux reprises, chaque fois plus inquiétant, menaçant d'engloutir les personnages entre les plis de ses boudins, dégoulinant de sang, surmonté d'une tête de bonhomme stylisée dont le sourire découvre une rangée de dents pointues. À moins qu'il ne s'agisse d'une couronne à l'envers signalant, s'il était besoin, le mode carnavalesque de la représentation.


Lors de la conférence de presse du 8 juillet 2011, Macaigne affirme avec force la nécessaire participation du public à sa création :
"Le spectacle n'est pas encore mis bout à bout et va se mettre bout à bout avec le public. Et le public dans la pièce a une sorte de rôle, oui de rôle, comme un personnage. Donc là c'est comme si on répétait sans une autre personne. Ce n'est pas une parole en l'air. Ce pourrait être une parole en l'air comme si (on disait) : tiens, là on a fini le travail, maintenant on a besoin du public. Non, là on n'a pas fini le travail et je n'arriverai pas à le finir sans les gens, que ce soit avec le dégoût des gens ou que ce soit avec l'amour des gens."
Le discours de Macaigne, qui revendique une œuvre inachevée, trouée, qui inscrit dans sa dramaturgie l'acte même de la réception, n'est pas sans rappeler la conception élisabéthaine du spectateur engagé tel qu'en rend compte le prologue du Henry V de Shakespeare. Le spectateur de la Renaissance est explicitement appelé à coopérer à la représentation, à la compléter par son imagination. Néanmoins, le spectacle de Macaigne multiplie les outrages verbaux et physiques au public, interrogeant sans relâche, jusqu'à la nier, la condition de spectateur, sa fonction et son utilité. L'engagement du spectateur se conçoit de pair avec la possibilité de sa résistance, voire de son désengagement lorsqu'il décide de quitter le théâtre avant la fin de la représentation.
 
  La tentative de fusion de la scène et de la salle qui culmine dans le partage de la grande bouffe sous les arches ("Ils bouffent !"), les apostrophes provocantes à l'adresse du public et la dénonciation récurrente de la société de consommation évoquent fugacement le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina, qui présentèrent trois spectacles en 1968 au cloître des Célestins, édifié par le pape Clément VII sur un lieu "fertile en miracles[1]". Il n'y aura pas de miracles sur la scène des Carmes en 2011, nous sommes prévenus. En dépit des affirmations réitérées de bienvenue : "Soyez chez vous, venez !", et du fait que Roger Roger donne au public des bonbons ainsi que son numéro de portable noté sur un chou-fleur ou un ananas, selon les soirs, celui-ci est constamment maltraité. Les quatre premiers rangs disparaissent régulièrement sous une bâche de plastique pour se protéger des éclaboussures de boue et de sang en provenance de l'aire de jeu. D'autres, au fond des gradins, sont aspergés de bière par une Ophélie en état d'ivresse. Les spectatrices se font traiter de "vieilles connes". L'une d'elles voit son sac à main vidé sur le gazon de la scène. La position du spectateur est malmenée jusqu'à risquer d'être purement et simplement niée. Témoin en est cet échange entre un comédien qui encourage le brouillage des frontières entre scène et salle et un spectateur qui entre en résistance :
-       Allez, venez... Je suis sûr qu'on peut arriver à faire annuler une représentation comme ça !
-       Mais on ne veut pas !
-       Mais on la fera... seulement, un peu plus tard...
Plus tard, c'est la scène qui est menacée de disparition, lorsqu'un écran de fumée l'occulte momentanément.

Oscillant entre théâtralité extrême et anti-théâtre, le spectacle de Macaigne joue à fond de cette dialectique qui sous-tend de manière essentielle la tragédie shakespearienne.
Reste à savoir ce qui subsistera, à terme, dans les mémoires des festivaliers. Macaigne lui-même semble ne se faire guère d'illusion lorsqu'il fait dire à Gertrude à propos de la pièce enchâssée d'Hamlet : "Ton théâtre, il n'en restera rien quand ils seront tous morts, les gens, là !".
L'aquarium à l'eau trouble dans lequel se noient collectivement les personnages rappelle le bassin fangeux de la première partie. Auparavant l'un d'eux a déclaré : "une table bien dressée est l'une des plus belles choses qui soient au monde", évoquant le décor initial. La fin ramène donc au début dans un parcours circulaire dont on peut se demander s'il n'est pas un peu vain.


[1] Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque, Histoire du Festival d'Avignon, Gallimard, Paris, 2007, p. 244.